T e x t e s

Voix, inconscient, matière

Idées sur la transversalité

Traits de mon language

Interview avec Frans Waltmans, musicologue

Pierre Boulez, l'orchestre: une rencontre

Bruckner et le choc

 

 

 

 

 

Voix, inconscient, matière

Pour Kamenaia, j’ai choisi de m’inspirer d’un tableau de Jean Dubuffet, «Vénus du trottoir» en y associant un texte de Pierre Jean Jouve. Les rapports entre les deux œuvres est plus prégnant qu’il n’y paraît à première vue.

L’Art Brut initié par Jean Dubuffet était un courant très hétéroclite, qui regroupait des créateurs pratiquant un art spontané, hors des chapelles, et souvent sans aucune formation artistique (le Facteur Cheval, par exemple). Les œuvres les plus emblématiques de ce courant étaient fréquemment réalisées par des patients atteints de maladies psychiatriques (on pense bien sûr immédiatement à Adolf Wölfli ou plus récemment au «Plancher de Jeannot») ; c’est d’ailleurs en parcourant les asiles psychiatriques, que Dubuffet constituera une conséquente collection dont les auteurs «tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fonds et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode».

C’est en cela, à mon sens, que Pierre Jean Jouve se rapproche de l’Art Brut : tirer de son propre fond. Car Jouve, qui a épousé la psychanalyste Blanche Reverchon, a beaucoup utilisé l’écriture automatique à la façon de l’association libre pour élaborer sa poésie. C’est donc l’exploration de son inconscient, sa vie intérieure, associée à sa propre inventivité, sa spiritualité et son goût pour l’onirisme qui ont irradié l’essentiel de son œuvre ; je vois en cela une attitude assez proche du surréalisme même si Jouve y était farouchement hostile (il y voyait une «exploitation publicitaire de l’inconscient», un «snobisme de la folie») : pourtant, certains surréalistes n’ont-ils pas absorbé des toxiques, utilisé le hasard, l’hypnose pour libérer leur imaginaire et accéder à leur inconscient ?

La femme chez Jouve est un thème récurrent (Paulina 1880, Lulu, Hélène, Catherine Crachat, etc.) et je me suis aperçu que dans toutes mes pièces vocales, le thème de la femme et de l’amour était présent (Strofa II, Madrigal, Iôa) ; et c’est absolument sans y penser que j’ai choisi spontanément le tableau de Dubuffet, cette représentation de femme : belle manifestation de l’inconscient ! J’ai donc décidé d’utiliser par association le texte «Phénix (II)» tiré du recueil Mélodrame (1956-1958), magnifique ode à la sensualité, à la femme et à la chair pour accompagner le tableau et en tirer une œuvre musicale.

_____Si je suis dans ton cœur écoute mes pensers
_____Que ta main soit belle ta main droite
_____Que ton sein soit blanc bleuté irisé de jaune, ton cœur gauche
_____Avec sa pointe en mouvement de rose vieille

_____Que ton ventre poli
_____Soit doux amer
_____Urne blonde pendue
_____Sur ses grands cintres

_____Que ton dos s'achève en montagnes triomphantes
_____Par delà les vallées sans crainte
_____Que la gravité de ta voix soit l'écho de l'odeur secrète
_____Que le silence de tes cheveux se répande sur tes épaules pour faire dans une boucle se dérouler l'éternel.

Si de ce tableau de Dubuffet, fait de bitume incrusté de cailloux, d’éclats de verre, de poussières et de sable, émane une impression de granulosité, de rugosité et d’aspérité, la poésie de Jouve au contraire semble lisse, douce, toute en délicatesse, telle une enluminure, et à la sensation d’équilibre parfait d’un alexandrin. Ces deux états de matière trouvent aisément un prolongement musical : staccato/legato, micro-polyphonie/statisme, ou encore infrachromatisme/diatonisme.

Enfin, concernant le titre, il faut savoir que «Vénus du trottoir» n’est pas celui que Dubuffet a donné à son tableau, mais celui que l’écrivain Georges Limbour et ami du peintre lui a attribué, Dubuffet ayant, lui, intitulé son tableau «Kamenaia-Baba».

© Christophe BERTRAND 12/2007

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Idées sur la transversalité

Mon questionnement actuel sur l’interdisciplinarité artistique est concentré sur une certaine ignorance et sur une forme de scepticisme. Ignorance due à la relative non-pratique jusqu’à ce jour de cette transversalité ; et scepticisme à la fois esthétique et éprouvé (en tant que spectateur) – il ne s’agit pas, pour autant, de pyrrhonisme, mais plus précisément d’une interrogation.

Les expériences où les arts se sont mêlés dans ma production ne sont pas nombreuses. Bien évidemment, la prise en compte de l’espace scénique (qui est une forme de théâtralisation de l’interprétation) est intrinsèquement liée à la composition elle-même : quand bien même celui-ci ne serait pas explicité et pensé pendant l’acte de composition (agissant là sur l’écriture elle-même) le simple passage de la virtualité à l’exécution impose une première forme de rapport au visuel – certes basique, mais essentielle : un premier échelon dans le rapport à la transversalité, l’interprétation.

J’ai également composé plusieurs œuvres vocales, ce qui implique évidemment l’utilisation de textes. Travailler sur un texte, le modeler, le déconstruire parfois, ne signifie pas en trahir pour autant ni sa substance ni son auteur. Le texte et la musique pour moi se placent au même niveau : cela signifie que ni l’un ni l’autre ne cherche à prendre en quelque sorte le pouvoir ; qu’ils cohabitent, que chacun nourrit l’autre : une symbiose – que la musique ne cherche pas simplement à illustrer le texte, et que le texte n’est pas qu’un support de phonèmes destiné à colorer la musique.

Dans la musique mixte, autre exemple d’une forme de transversalité, la maîtrise parfaite de l’écriture instrumentale et de l’outil informatique n’est pas fréquente : rarement j’ai eu l’occasion d’entendre des œuvres convaincantes d’un côté comme de l’autre. Et moi-même, ayant séjourné à l’Ircam, je me suis bien rendu compte que je n’étais pas doué pour maîtriser l’électronique : voie que j’ai donc abandonnée (peut-être provisoirement ?) par conscience de ma propre faiblesse, mais certainement aussi par goût.

Le scepticisme que j’évoquais plus haut a trait particulièrement aux créateurs omniscients, chantres d’une certaine «branchitude », qui pensent que d’une performance multi-artistique ils pourraient maîtriser tous les paramètres, ce qui pour moi relève d’une absurdité mâtinée d’arrogance : comme s’il était possible de fusionner en un être Picasso, Fellini, Nureiev et Ligeti... Je trouve que ces «performances», «installations» et autres expériences «multimédia» sont d’emblée suspectes. C’est peut-être anecdotique, peut-être un cliché, mais c’est un paramètre qui participe grandement de mon interrogation.

La question est bien évidemment toute autre lorsque les créateurs œuvrent dans des champs artistiques différents, quand les talents coopèrent ; et c’est peut-être ce sujet qui est le plus important pour envisager l’«opéra en création». La principale question que je me pose est : comment l’addition de formes artistiques différentes au sein d’un même projet, peuvent cohabiter, s’additionner, voire se transcender, sans s’annuler, s’appauvrir voire se corrompre l’un l’autre ?

[Je pense à Ligeti qui relate la mise en scène de son Grand Macabre par Peter Sellars qui y a projeté un message anti-nucléaire, sérieux, avec peloton d’exécution, alors qu’il s’agit d’une farce macabre dans laquelle on se moque de la mort (et où personne ne meurt). Comme l’a dit Ligeti : «c’est une transformation du contenu de la pièce en un autre», «une falsification»]

Ecrire une forme opératique c’est accepter la collaboration avec des non-musiciens. C’est accepter la confrontation, les regards différents sur une œuvre. Quelle œuvre d’ailleurs ? Angoisse : qui est le véritable propriétaire de l’œuvre : le compositeur ? l’écrivain/librettiste ? le metteur en scène ? Ecrivant une œuvre comme un opéra, je craindrais d’en perdre la propriété. Cela est comparable, mais à un niveau bien encore supérieur, au processus d’interprétation : un instrumentiste qui joue une œuvre est déjà éloigné – plus ou moins – du projet initial ; car il y projette sa vision, sa technique, sa patte sonore. Il s’approprie le virtuel pour lui donner vie, mais en même temps il en tue certains de ses fondements, par cet acte même et indispensable d’appropriation.

A titre personnel et strictement interprétatif, ce qui m’a toujours fait peur, c’est le rapport à la voix elle-même... La voix n’est pas un « instrument » comme les autres, et j’ai beaucoup travaillé avec des chanteurs en tant que pianiste pour émettre un avis qui n’est que le mien ; j’ai beaucoup de difficultés à accepter certains idiomes lyriques, qui pour moi sont en quelque sorte antinomiques avec mon propre langage musical (j’oppose volontairement les artistes lyriques d’une part, les chambristes et choristes d’autres part, qui n’ont à mon sens pas la même conception de l’interprétation) :

- le vibrato : lorsque il est excessif, il brouille la ligne, voire la rend inintelligible ; il nivelle le plus souvent le texte et l’écriture microtonale (qui est la mienne) – d’ailleurs même dans l’écriture instrumentale, j’écris systématiquement pour tous les instruments : senza vibrato.

- une certaine forme d’approximation du texte musical : celle-ci est due à des contraintes organiques (respirations, registres, souplesse, legato, etc), mais parfois aussi à un certain narcissisme, peut-être inhérent au statut scénique/dramatique (en effet, ils sont également acteurs) – en tout cas, je dois dire que les chanteurs restent un mystère pour moi !

Ce qui implique dans un tel projet compositionnel une réflexion très approfondie sur l’écriture vocale. Et certainement, si cela se présente un jour, un choix d’artistes très ciblé – je sais ce que je ne veux pas.

Peut-être ma vision de l’opéra contemporain est-elle emprisonnée dans une gangue de préjugés et de méconnaissance (ou d’inconnaissance) ? C’est justement de la rencontre avec des créateurs d’opéras, et plus précisément ceux qui ne sont pas musiciens, que j’attends de me permettre une ouverture, qui débouchera peut-être un jour sur la création d’un opéra ou d’une forme scénique pluridisciplinaire.

[A la demande du Festival d'Aix-en-Provence]

© Christophe BERTRAND 06/2007

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Traits de mon langage

Difficile de parler soi-même de son "style", si tant est qu'on en ait un, et l'affirmer relève d'une certaine arrogance... Je me contenterai donc de définir quelques axes qui définissent mon langage.

Je crois que l'axe primordial de mon travail est l'attirance pour la virtuosité ; pas la virtuosité gratuite qui ne serait que démonstrative et, partant, assez vaine, mais une virtuosité qui serait le vecteur d'une énergie transmissible à l'auditeur. Car une oeuvre ne vit que par et pour l'auditeur ; il ne s'agit pas de guider ses émotions (ce qui à la fois est nécessairement subjectif, et un terme assez galvaudé qui renvoie à un référencement passéiste), mais de créer une forme de frénésie communicative. Que ce soit pour un instrument seul, dans des pièces de musique de chambre ou pour grand orchestre, chaque partie est soliste (d'où des partitions d'orchestre extrêmement divisées), réclamant un investissement instrumental et physique essentiel de chacun, concourant à cette énergie que j'entends communiquer.

Harmoniquement, je me souviens de Philippe Hurel qui me disait qu'il s'agissait d'une "dialectique entre le laid et le beau". Je suis très attiré (et de ce point de vue, je ne renie en rien mon héritage purement français!) par ce qui "sonne" : d'où l'usage d'harmonies relativement consonantes (encore une notion par essence subjective), mais toujours brouillées par l'emploi intense de micro-intervalles. Dans mes pièces les plus récentes, notamment le concerto pour deux pianos que je suis en train d'écrire, je tends à utiliser, tel un contrebalancement, de plus en plus d'écriture en clusters (gammes clusterisées, agrégats massifs) ; tout en poursuivant l'écriture de "blocs" harmoniques notés de façon extrêmement précise, et hérités de Ligeti.

Au niveau du rythme, je m'efforce souvent d'écrire de telle sorte que rien ne soit synchrone : des rythmiques brouillées, vagues, avec de nombreuses superpositions de mètres. Et là encore, comme un pendant, j'utilise fréquemment des homorythmies très marquées, accidentées (assez proches parfois du jazz), et beaucoup d'éléments qui se répètent, en variant à chaque itération. Formellement, j'utilise la plupart du temps une écriture en sections, au sein desquelles une idée principale est développée, de façon toujours directionnelle (un geste du piano va être démultiplié jusqu'à saturation ; un imbroglio de gammes va se diriger vers le registre aigu)

Enfin, puisque j'évoque la notion de geste, je cherche toujours à ce que ma musique soit compréhensible ; c'est-à-dire que j'utilise des gestes qui auditivement sont clairs et identifiables, presque "concrets". Compréhensible ne signifie en aucune manière simple, et je suis opposé à toute simplification à visée hédoniste (je pense évidemment au courant néo-tonal) ; mon dessein n'est pas de plaire ; ce que je cherche c'est que ma musique puisse être au moins comprise dans ses grandes lignes, dans son cheminement dramatique.

[A la demande de Musica]

© Christophe BERTRAND 06/2007

Lu sur le site de l'Ensemble Court-Circuit, et qui résume, je crois, parfaitement les traits de mon langage, mieux que je ne saurais le dire.

"Christophe Bertrand [explore] le monde de la micro-polyphonie dont György Ligeti lui a donné la passion. Musique virtuose, dense et très rythmique qui met les musiciens dans une situation toujours périlleuse. Musique de processus de transformation aussi, qui joue sur de subtiles mises en phase et décalages rythmiques autant que sur des rencontres micro-tonales qui donnent à la texture une couleur particulière."

 

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Pierre Boulez, l'orchestre : une rencontre

Pour tous les musiciens, et particulièrement pour les compositeurs, Pierre Boulez représente une sorte de figure paternelle, de mythe vivant inaccessible, craint autant qu’adoré : par ses interprétations à la précision inégalée comme par son tempérament polémiste, par ses prises de positions hégémoniques tout autant que salutaires dans l’«école» de Darmstadt, son intelligence rare ou encore sa finesse d’analyse et de réflexion. Et la personne que j’ai rencontrée s’inscrivait effectivement dans un double mouvement, mais peut-être pas exactement celui auquel je m’attendais : j’ai discuté, puis travaillé, ou encore déambulé dans les couloirs du bâtiment de Jean Nouvel, avec quelqu’un d’affable et de courtois, d’une simplicité déconcertante, mais qui savait également se faire ferme, et d’un charisme imposant. Mais finalement, son exigence légendaire dans le travail et son oreille mythique, de même que son humanité et sa délicatesse (peut-être plus inattendues pour les personnes qui, comme moi, ne font pas partie de son proche entourage) se sont révélées être particulièrement rassurantes face à la nouveauté que j’allais découvrir.

En effet, Mana est la première pièce que j’ai écrite pour grand orchestre (je n’avais guère écrit que Yet pour un ensemble de vingt musiciens) et il va sans dire que les appréhensions étaient nombreuses... Outre les angoisses et questionnements qu’éprouve n’importe quel compositeur face à une nouvelle pièce, qui vont de l’ordre du métier ou de sa psychologie (comment se renouveler sans se corrompre ? comment aller au bout de son projet, c’est-à-dire le structurer ? ou plus simplement mais plus effrayant : qu’écrire ?) à des considérations bien plus matérielles (comme le respect des délais, les rapports avec l’éditeur, la collaboration avec un grand festival, etc.), je me retrouvais face à un nouveau médium que je sentais aussi terrifiant qu’un indispensable dans mon parcours, pour éviter toute stagnation, tout surplace inconfortable : l’orchestre. L’orchestre et ses protocoles, l’orchestre et ses écrasants aînés (de Ravel à Ligeti, en passant par Strauss et Stravinsky), l’orchestre et ses dimensions pharaoniques !

En cela, le processus unique d’écriture qu’offrait le projet du Festival m’a été d’un grand secours : que peut-on rêver de mieux ? J’ai pu écrire des bribes d’une pièce future, sans craindre qu’elles soient malmenées par des musiciens peu respectueux, bénéficier de deux années pour mener à bien le projet, profiter d’un accueil et d’une considération qui m’ont fait vraiment me sentir « compositeur ». Et finalement, après avoir écrit puis répété cinq minutes de musique, l’orchestre (composé de jeunes musiciens animés d’un incroyable investissement et ne semblant pas pester outre mesure contre mon obsession de la virtuosité !) et son chef minutieux à l’oreille précise et perfectionniste, ont achevé de me rassurer : j’ai véritablement éprouvé, en quittant Lucerne, une impérieuse sensation de débridement. Et ainsi, voyant à quel point les quelque quatre-vingts musiciens pour lesquels j’écrivais semblaient impliqués, j’ai pu oser écrire une gigantesque pièce de musique de chambre, où chaque musicien est l’égal de l’autre, et dans laquelle je n’avais nul besoin de me refréner, que ce soit dans la poétique comme dans l’artisanat et la virtuosité requise pour l’accomplissement de celle-ci.

Enfin, je voudrais ajouter que l’une des plus belles émotions musicales, tout autant que personnelles, que j’ai vécues, a été la lettre que Pierre Boulez m’a envoyée, acceptant simplement et avec une authentique sincérité la dédicace que je désirais profondément lui faire, en témoignage à la fois de son humanité, et pour avoir initié un projet de collaboration qui restera, bien évidemment, un moment d’une rare force et qui aura transformé pour longtemps ma vision de la musique.

[A la demande du Neue Musik Zeitung]

© Christophe BERTRAND 2005

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Bruckner et le choc

Naïvement, j'ai toujours cru qu'ayant entendu quelques quatre symphonies de Bruckner, j'en avais fait le tour... Ayant tant vibré aux longues courbes lyriques de la 7e, et ayant tant souhaité l'accord final des autres symphonies, j'étais persuadé d'avoir fait le tour de Bruckner. D'autant que je me suis toujours souvenu de cette phrase de mon premier professeur de composition : "pour découvrir l'orchestration, surtout évite Bruckner!"...

En ce qui concerne la 9e, je n'avais jusqu'alors entendu que des bribes, fragments de dissonances cuivrées qui m'avaient, certes, intrigué, mais pas séduit, moins encore bouleversé. Mais un extrait de film de Celibidache dirigeant le gigantesque crescendo final de l'Adagio, étirant tant le tempo, que les dissonances semblent des hurlements de douleur, a achevé de me renverser. Quelle formidable sensation que de pouvoir revivre à nouveau, comme dans l'enfance, ces émois incompréhensibles et violents que constitue la découverte cruciale d'une musique!

J'ai besoin de vivre des chocs. Des émotions primitives, brutes. D'être submergé par la force d'une oeuvre. Pourtant, plus on avance, plus on connaît d'oeuvres, moins il y a de terra incognita, plus la probabilité d'être chamboulé s'amoindrit. Toutefois, certaines périodes de la vie apparaissent plus propices à de telles émotions : je me souviens d'une discussion au cours de laquelle je disais de la musique de Bruckner qu'elle était "lourde", "trop élémentaire", "outrancièrement germanique"... Mystérieusement, l'évolution personnelle fait qu'un éclairage différent se fait sur une oeuvre ou un compositeur qu'on croyait totalement découverts, mais qui ne s'étaient que partiellement dénudés pour nous.

Je crois qu'il faut avoir une certaine expérience du malheur pour pénétrer dans l'oeuvre de Bruckner : une âme vierge de souffrances ne peut qu'avoir un aperçu partiel du potentiel émotionnel, de la si large palette d'affects qui l'irradie. La souffrance a donc son lot de récompenses ; n'étant pas sensible à la dimension sacrée/divine qui l'innerve, il y aurait pourtant une forme de rédemption : la possibilité d'entrer réellement en communication avec cette oeuvre, de la vivre pleinement, par la mise en vibration des souffrances acquises.

25-11-06

© Christophe BERTRAND 11/06

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Interview avec Frans Waltmans, musicologue

 

Frans WALTMANS : Christophe, tout d'abord, félicitations pour votre sélection par l'Académie de France à Rome pour être pensionnaire de la Villa Médicis. Vous êtes un jeune et prometteur compositeur français, vous avez déjà gagné de nombreuses distinctions. Pouvez-vous décrire votre position dans le paysage musical français?

Christophe BERTRAND : Eh bien merci! Comme vous le savez, le paysage français actuel est très diversifié, aussi diversifié, quasiment, qu'il y a de compositeurs. On peut toutefois trouver des points communs entre certains compositeurs, même si au fond, plus aucune école n'existe : il y aurait les adeptes d'un certain minimalisme (non pas dans l'écriture, mais dans un certain travail sur la proximité avec le silence) ; les compositeurs qui travaillent sur la relation entre le son instrumental et l'électronique avec une affinité évidente pour le travail du son de Lachenmann ; il y a aussi les compositeurs qu'on pourrait appeler "synthétistes" (qui intègrent l'héritage de nos aînés). Sans oublier les post-spectraux, et j'en oublie (je n'oublie pas les néos, mais c'est un sujet à part). Le panorama est trop diversifié pour l'établir ici.

Mais je crois que la donnée principale est la revendication de l'individualisme. Chaque compositeur écrit dans son propre langage. Certains ont même un véritable style qui leur est propre. Je pense que je suis comme tous les compositeurs de ma génération : je cherche avant tout à développer un langage qui m'est propre ; ce n'est pas une attitude contestataire dans le sens où je chercherais à tout prix à n'appartenir à rien (de toute façon, comme je l'ai dit, il n'y a plus vraiment d'école). Au contraire, par mon éducation musicale et mon travail, je me suis nourri des oeuvres du passé, de tout ce qui a été découvert dans les décennies (et les siècles) passés, et tout cela me permet de réinventer selon mon univers propre. La société cultive l'individualisme (ce qui est loin de n'avoir que des effets positifs), je crois que dans la musique on observe le même phénomène. Chacun est libre de développer les apports du passé dans un langage qui est le sien. Pour moi, un véritable compositeur est un compositeur qui a su réinterpréter les évolutions et créer un style propre : le sien.

F.W. : Quelle est votre dernière pièce, et quelle est votre approche esthétique dans cette composition?

C.B. : Je viens juste de terminer un concerto pour deux pianos et grand orchestre, Vertigo, qui est ma pièce la plus conséquente jusqu'à présent : en termes de durée (20 minutes) et d'effectif (85 musiciens en tout). Comme j'en ai pris l'habitude, je considère l'orchestre comme un gigantesque ensemble de musique de chambre, dans le sens où chaque instrument est soliste, et possède une partie qu'on pourrait qualifier de virtuose. Il y a donc 43 parties réelles, et à moment, par exemple, 24 parties de violons. C'est un moyen pour moi d'impliquer chaque musicien, pour créer une frénésie collective et conférer une grande énergie à la pièce, et surtout la communiquer au public.

Harmoniquement, j'ai toujours été attiré par un relatif diatonisme, qui est constamment contrarié par l'emploi intensif de la microtonalité ; dans cette pièce, j'utilise également beaucoup d'harmoniques naturelles, aux cordes et aux cors, qui participent de cet environnement microtonal. Mais pour la première fois dans ma production, j'ai introduit l'écriture en clusters, sous toutes ses formes (tenues ffff, rythmiques, gammes clustérisées parfois jusqu'à l'extrême).

Bien sûr, le travail sur la forme a été prédominant, car je voulais écrire une pièce de grande virtuosité, d'énergie constante : il fallait donc trouver des "moyens" de structurer l'écoute (par l'emploi de signaux, de réitération, de variation). Et bien sûr le rôle des pianos a déterminé l'oeuvre entière : j'ai cherché à utiliser nombre de techniques de brouillage : la superposition de vitesses dans des registres similaires, le contrepoint de figures très proches harmoniquement et rythmiquement, et l'impureté induite par l'environnement microtonal (pour donner l'illusion que les pianos sont détempérés). Il en résulte une sensation presque "éthylisée", brouillée, trouble, comme un reflet dans une eau en léger mouvement, ce qui d'ailleurs renvoie au titre : Vertigo.

F.W. : A l'écoute, votre musique est merveilleuse avec des gestes riches, et ce, déjà dans vos pièces les plus anciennes (Strofa II, 1998 et Treis, 2000). J'y perçois beaucoup d'expression et d'émotion. Que signifient pour vous les mots "sentiments" et "émotions"?

C.B. : C'est très intéressant que vous utilisiez les termes d'"expression" et d'"émotion", car c'est le grand reproche que font tous les néos à la musique post-sérielle (pour simplifier considérablement), qui, d'après eux, en serait dépourvue. Cela dit, à aucun moment dans ma musique je ne cherche à susciter des émotions, à les dicter : ceci est une attitude très romantique, très passéiste. Chacun est libre de ressentir ce qu'il veut dans ma musique (ou de ne rien ressentir du tout!) Mais j'utilise beaucoup d'indications en italien, qui sont d'ailleurs plutôt pour les instrumentistes : turbolento, astioso, frenetico, teso, con estrema violenza, etc. et qui les guident dans la façon de s'impliquer dans la pièce.

F.W. : On pourrait qualifier votre répertoire d'éclectique. Vous n'écirvez pas un type d'oeuvre en particulier, mais aussi bien pour orchestre, de la musique de chambre (Quatuor I entre autres), vocale, acoustique et de la musique électronique (Dikha). Quel est votre point de vue par rapport à l'"éclectisme" dans le répertoire musical de nos jours?

C.B. : Dikha, en tant que pièce avec électronique, est une pièce à part, j'y reviendrai plus loin. Ma musique est essentiellement instrumentale, et même ma musique vocale est en un sens "instrumentale" : je veux dire par là que j'ai un gros problème avec les idiomes vocaux, et je traite la voix comme un instrument (en tenant compte des contraintes organiques) ; je crois que c'est le seul moyen de délester la voix de sa vocalité. De plus, écrire pour orchestre n'est pas foncièrement différent de l'écriture de musique de chambre, d'autant que, comme je l'ai dit plus haut, j'envisage l'orchestre comme un immense ensemble de solistes. Donc, pour résumer, je n'écris que de la musique instrumentale!

Je crois que l'éclectisme, dans l'acception "multimédia" du terme est un écueil. J'ai d'ailleurs écrit un texte sur le sujet, dans lequel je disais : "[Mon] scepticisme a trait particulièrement aux créateurs omniscients, chantres d’une certaine «branchitude», qui pensent que d’une performance multi-artistique ils pourraient maîtriser tous les paramètres, ce qui pour moi relève d’une absurdité mâtinée d’arrogance : comme s’il était possible de fusionner en un être Picasso, Fellini, Nureiev et Ligeti... Je trouve que ces «performances», «installations» et autres expériences «multimédia» sont d’emblée suspectes." C'est une tendance, une mode qui ne me séduit pas.

F.W. : Vos compositions sont très contrastées, avec de nombreuses strates, plus ou moins complexes. Quelles sont vos idées sur les structures musicales, par exemple dans Quatuor I?

C.B. : Mon Quatuor a une forme particulière : il est composé de onze mouvements indépendants, se jouant sans interruption. Il a été très important pour moi, car jusqu'à cette pièce, j'envisageais la structure comme un geste unique (un geste certes sinueux), généralement à l'énergie croissante, où le maître-mot était "directionnalité" (la principale leçon de mon professeur Ivan Fedele). Il me fallait donc, pour casser cette manie de structuration processuelle, écrire une pièce où la rupture régirait l'architecture. C'est donc une pièce accidentée, où les mouvements très courts empêchent de s'installer dans un climat : à peine le climat est-il instauré, que la pièce s'arrête ; chaque mouvement développe donc un seul processus, presque exclusivement selon le principe du canon (c'est la raison pour laquelle il s'agit de ma pièce la plus "structuraliste", dans la mesure où chaque note, chaque rythme a sa raison d'être en rapport le principe de base)

Dans l'ensemble de mes pièces, depuis Yet, je crée d'abord l'architecture générale, selon divers procédés, en utilisant souvent les proportions métriques du tanka japonais (pour son équilibre et sa symétrie) ou les fractales. Dans Vertigo, c'est une forme en miroir issue de la suite de Fibonacci 1-2-3-5-8-13-8-5-3-2-1. Mais ce n'est pas une prison : libre à moi de raccourcir ou allonger les sections, voire d'en supprimer, je suis le compositeur et je décide. C'est une des grandes leçons de Ligeti : "Je veux un certain ordre, mais un ordre un peu désordonné. Je crois que l'art doit rester quelque chose de très humain, qui doit contenir des erreurs et ne pas être froid".

F.W. : Dans votre pièce Dikha, vous utilisez l'électronique. D'après vous, y a-t-il une approche esthétique différente en ce qui concerne les sentiments et les émotions quand vous écrivez (ou écoutez) de la musique acoustique ou électronique?

C.B. : Dikha est ma seule pièce qui utilise l'informatique musicale, et probablement le restera. Je ne l'aime pas trop d'ailleurs. Je reste très attaché à l'écriture instrumentale, et pour autant, je ne crois pas que cela constitue une démarche conservatrice. Si vous écoutez la partie électronique de cette pièce, vous verrez à quel point elle est instrumentale! Il n'y a aucun son synthétique, tout est issu de séances d'échantillonnage, lors desquelles la partition était déjà complètement écrite. La partie informatique est finalement une orchestration virtuelle, rien de plus. Mais mon expérience à l'Ircam m'a donné conscience de la spatialité du son, et de techniques comme le delay, l'harmonizer ou les crossed synthesis que j'utilise fréquemment aujourd'hui, mais avec l'emploi d'instruments.

Le problème que j'ai avec la musique électronique, est que les pièces où l'écriture instrumentale et la partie électronique sont de qualité égale, sont très rares. Parfois la partie électronique est merveilleuse, et l'écriture instrumentale très faible, et réciproquement. Les pièces vraiment réussies, qui combinent parfaitement les deux sont rares : il me vient rapidement à l'esprit Repons de Pierre Boulez, ou Richiamo d'Ivan Fedele. Mais que de pièces décevantes!

Cela dit, je crois que cette problématique vient du fait de la différence profonde d'appréhension de l'écriture. Le compositeur instrumental imagine dans sa tête, entend virtuellement et passe par le support papier pour composer ; le compositeur de musique électroacoustique sculpte le son lui-même. La façon de composer est totalement opposée, ce sont presque deux mondes différents. Je dois avouer que je ne suis pas très sensible à la musique purement électroacoustique, sans que je puisse véritablement l'expliquer. Peut-être est-ce justement dû à cette sensation de "bidouillage"?

En tout cas, écrire avec électronique ne m'attire pas. J'aime les instruments, j'aime le contact avec le papier, gommer, griffonner, j'aime imaginer des complexes sonores issus d'instruments acoustiques. Je suis passé par l'Ircam, je ne le regrette aucunement : au contraire, j'y ai pris ce que j'avais à y prendre, mais je n'envisage pas (en tout cas pour l'instant) de renouveler l'expérience de l'informatique. Je n'en ressens pas le besoin, c'est pourquoi j'ai refusé plusieurs commandes de musique mixte - écrire doit répondre à une nécessité artistique.

F.W. : Quels sont vos compositeurs du XXe siècle préférés, et pourquoi?

C.B. : Le premier compositeur qui me vient à l'esprit est György Ligeti. Pour moi, il restera le plus grand compositeur de la seconde moitié du XXe siècle. C'est par lui que je suis venu à la composition (plus précisément par le Kammerkonzert). Il a secoué le monde musical, l'a renouvelé, tout en se renouvelant lui-même constamment, sans jamais se renier. Rares sont les compositeurs dont la production est (presque) intégralement géniale! C'est l'exemple même du compositeur qui a réussi à mêler une grande complexité d'écriture (tout en s'arrogeant le droit de dévier de ses propres commandements) à une émotion intense. Je pense par exemple au Requiem. Il est l'un des compositeurs que j'ai besoin de réécouter et de relire très régulièrement. Il me ressource, m'interpelle, me donne des solutions, me fait avancer. Il m'est encore et toujours indispensable.

Parmi les compositeurs qui comptent beaucoup pour moi, il faut que je cite Iannis Xenakis (pour sa violence terrifiante, son impact émotionnel indéniable), Steve Reich (même si je n'adhère pas à sa conception harmonique, son univers rythmique est passionnant et m'a beaucoup influencé ; et il n'a rien à voir avec les Adams, Glass ou Nyman, qui sont d'une pauvreté affligeante), ou Luciano Berio : son écriture pour la voix est fabuleuse - A-Ronne par exemple est une merveille! Et la plupart de ses Sequenza ont complètement révolutionné l'écriture instrumentale (les compositeurs actuels lui doivent beaucoup) ; et j'ai une affection particulière pour sa Sinfonia dont les harmonies, avec toutes ses tierces, sonnent miraculeusement bien.

Enfin, et même s'il est un peu anachronique, j'ajouterai Richard Strauss : c'est un modèle absolu d'orchestration (quelle virtuosité dans l'écriture, et quelle implication demandée aux musiciens!) ; et sa musique me bouleverse, me transporte. Autant ses trois grands poèmes symphoniques (Till, Zarathoustra et Ein Heldenleben), que ses deux pièces-testament (Métamorphoses et les Vier letzte Lieder), sans parler de Salomé qui reste un modèle de violence et de raffinement orchestral.

Mais j'oublie Stravinsky (celui du Sacre, avec sa rythmique et sa violence), Ravel (dont je ne peux que revendiquer l'héritage, le goût pour ce qui sonne), Messiaen (pour son art unique de la couleur), Pascal Dusapin (sa musique de chambre m'a, elle aussi, beaucoup influencé, dans tout ce qu'elle a d'énergie rythmique, presque jazzy, mais aussi dans sa façon d'utiliser des modules mélodico-harmoniques très typiques) ou encore Varèse.

F.W. : Quel regard portez-vous sur la musique occidentale actuelle, sons aspect esthétique, l'approche personnelle, l'utilisation du dodécaphoniqme, la nécessité d'un nouveau système tonal? Y a-t-il une crise? Y a-t-il un futur?

C.B. : Vous abordez le terme de crise : si le fait que "tout ait été écrit" est synonyme de crise, alors oui, il y en a une. Je ne vois pas comment d'un point de vue strictement compositionnel, on pourrait trouver quelque chose de fondamentalement nouveau (après les sériels, les spectraux, les écritures de masses de Ligeti ou Xenakis, et ces myriades de courants) : il y a une sorte d'impasse. Comme je l'ai dit plus haut, je crois que l'attitude la plus honnête et la plus représentative de la musique contemporaine, est cette forme de syncrétisme, où finalement chaque compositeur est l'unique représentant de son propre courant. Face à cette situation de surplace, chacun cherche une solution, mais chercher à faire école n'est certainement pas la bonne réponse à donner.

L'attitude la plus grave, la plus dangereuse intellectuellement, est le retour-à. Les représentants de la néo-tonalité ont un positionnement qui n'est pas défendable : pour eux, la musique a connu une pause autour de Poulenc, Roussel, et tout ce qui s'est passé depuis n'est qu'une "parenthèse" dans l'histoire de la musique (c'est une citation du compositeur Nicolas Bacri). Si on les suit, il n'y a qu'un modèle acceptable et naturel : celui de la tonalité (même s'ils n'écrivent évidemment plus comme Mozart ou Beethoven). C'est une attitude fascisante, et je revendique pleinement ce terme. Car elle ignore tout ce qui ne se rapporte pas à ce modèle, et surtout, cherche à le détruire. Mais qu'est-ce qui est naturel? Les harmoniques (donc les micro-intervalles)? Les demi-tons égaux? La fonctionnalité? Rien n'est naturel, tout est système : alors pourquoi le système tonal serait-il le seul a avoir sa légitimité? Et quid des musiques extra-européennes? Alors que dans la musique tonale, il n'y a guère que deux modes (mineur et majeur), la musique indienne, par exemple, en compte plus de 70! Sans parler de leur système rythmique qui est sans conteste le plus élaboré du monde, et ce avec une tradition bien plus ancienne que celui de la musique tonale (la tradition védique remonte à 2000 av J-C...)

L'histoire de la musique occidentale a connu une évolution, comme absolument toute chose vivante : Jacques Chailley (qui n'est pourtant pas un modèle d'avant-gardisme) la résume en l'assimilation progressive de la dissonnance comme consonance selon le schéma des harmoniques. Grossièrement, on pourrait résumer cette évolution en une irrésistible progression vers le chromatisme. L'Ecole de Vienne constitue certes une rupture, mais s'inscrit finalement dans une forme de continuité.

L'attitude dogmatique des sériels de Darmstadt est certainement, en un sens, contestable, par son côté hégémonique, mais elle est née en tant qu'utopie en réaction à la barbarie : il fallait faire une tabula rasa. C'est grâce à celle-ci que le champ des possibles a pu s'épanouir, car il rayait toute trace de l'héritage du passé, rayait la tonalité fonctionnelle comme référence unique, et permettait d'envisager l'inouï, la nouveauté. La musique sérielle ne restera sans doute pas dans l'histoire en elle-même, mais ses répercussions l'inscriront à jamais dans le marbre de la création.

Cependant, malgré l'aventure nécessaire de Darmstadt, nous ne sommes pas entrés dans un nouveau monde : la musique contemporaine non-tonale s'inscrit dans une logique de continuité. Je n'ai pas la sensation, en écrivant ma musique, d'appartenir à un monde qui aurait commencé en 1945, mais dans une tradition qui remonte aux sources de la musique savante occidentale. Sans ignorer ce qui ce passe ailleurs. Encore une fois, j'invoque Ligeti qui s'est inspiré des techniques de l'Ars Nova dans son Lux Aeterna (en l'occurence le taléa) : comme quoi, on peut écrire une musique profondément moderne sans renier l'héritage du passé.

F.W. : Que signifient pour vous les termes de "nouveauté" et d'"expérimentation" dans le champ de la musique contemporaine?

C.B. : Je crois que la nouveauté en tant qu'inouï n'existe plus vraiment. Comme je l'ai dit plus haut, je n'imagine pas vraiment de possibilité de créer des sons, qui en eux-mêmes seraient totalement nouveaux. La véritable nouveauté, encore une fois c'est de parvenir à utiliser ce qui a été nouveau dans un contexte qui est nouveau.

Cela dit, je crois qu'il y a encore beaucoup de textures, de complexes sonores qui peuvent paraître nouveaux ; et c'est là qu'intervient l'expérimentation. Le cursus traditionnel (harmonie, contrepoint, fugue, puis seulement composition) est basé sur le paradigme d'écoute intérieure : on nous apprend à entendre avant d'écrire. A l'instar de Xenakis, je crois qu'une attitude spéculative est un complément indispensable : écrire de choses, sans être complètement sûr de ce qu'elles vont donner effectivement, permet une ouverture vers des horizons nouveaux, et de pousser plus avant notre propre langage.

F.W. : Quelles sont vos ambitions pour le futur?

C.B. : Mes ambitions pour le futur sont très simples, même si je ne me pose pas véritablement la question en tant que telle. J'ai tout bonnement envie de pouvoir vivre de ma composition et d'être joué, c'est aussi simple que ça! Je crois que j'ai eu déjà beaucoup de chance, puisque j'ai été joué par Pierre Boulez, par l'Ensemble Intercontemporain, par le Quatuor Arditti ; je n'ai simplement pas envie que cela s'arrête!

F.W. : Que souhaiteriez-vous dire aux compositeurs de musique contemporaine, ou au monde de la musique en général, au public, aux organisateurs de festivals et aux instances d'éducation?

C.B. : Je n'ai pas la prétention de dire quoi que ce soit aux autres compositeurs ; tous ceux qui cherchent à créer un monde qui est le leur, en quelque sorte à enrichir l'humanité, ont tout mon respect.

En ce qui concerne les organisateurs de festivals ou de concerts, ainsi qu'au public, je voudrais simplement dire qu'il ne faut pas sacrifier à la facilité. Le relatif succès de certains compositeurs néos est simplement dû au fait que cette musique, comme elle ne présente aucune nouveauté, ne froisse pas le grand public. Mais ce n'est finalement pas au public de faire la loi, car ce n'est pas forcément le plus grand nombre qui a raison (je ne vais pas invoquer ici Copernic ou Darwin!) Le public est toujours réticent face à la nouveauté ; le conforter dans une attitude craintive n'est assurément pas la solution. Je pense que la création est, et doit rester élitiste ; ce n'est pas péjoratif : je veux simplement dire que ce n'est pas à la masse de dire ce qui est bien ou pas. Et surtout que ce n'est pas par rapport aux goûts de la masse que doivent se programmer les concerts, que doivent se décider les politiques culturelles. Aucun changement, aucune évolution n'a pu avoir lieu sans une certaine violence. C'est aux programmateurs d'avoir l'audace de contrer les a-prioris.

Mais c'est également au public de se faire violence ; j'ai une jolie anecdote à ce propos. Dans ma ville, à Strasbourg, il y a un très important festival de musique contemporaine, le Festival Musica. Lorsqu'il est né en 1982, trois amies ont décidé de "tenter l'expérience", en ne connaissant absolument pas la musique contemporaine, et en ayant toutes les réticences possibles. Elles se sont en quelque sorte forcées à s'immerger dans ce flot d'inouï. Aujourd'hui, ces trois femmes d'un certain âge sont devenues de véritables connaisseuses, au goût très sûr, et viennent avec plaisir (et j'insiste sur cette notion) à l'intégralité des concerts du festival. Je crois que cette attitude est remarquable. Et il serait bon que cela puisse servir d'exemple.

F.W. : Merci Christophe pour cette interview!

© 2007 Interview Heerlen - Strasbourg by Frans Waltmans

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